Dans sa biographie de VERLAINE, publiée en 1972, Monsieur Henri MAISONGRANDE, rappelle « l’ivrognerie » du poète et les formes agressives que son ivresse prenait quelquefois. Il évoque pour les expliquer, le rôle de l’absinthe (« c’est elle qui tuera lentement le poète comme elle a tué, diminué ou rendu folle toute une génération… » Page 93) et celui d’une éventuelle hérédité alcoolique («… On a évoqué la figure haute en couleur du notaire Henri Joseph Verlaine, le grand-père de Paul, qui, par l’ampleur de ses frasques annonce son incorrigible petit-fils. » Page 89).
L’absinthe, surnommée la « Fée Verte » en raison de sa
couleur et de ses supposées propriétés de stimulation de la créativité, est un
apéritif à base de plantes dans la composition duquel entrent outre l’absinthe
(Artemisia Absinthium, de la même famille que l’estragon –Artemisia Dracunculus
–), l’anis, le fenouil, l’hysope, la mélisse et la menthe. L’absinthe titre entre
50 et 80 degrés alcooliques et se boit diluée dans un rapport de un volume
d’alcool pour six à sept volumes d’eau.
Quoique certains points de son histoire soient encore
discutés, l’absinthe apéritive paraît naître en Suisse dans le Val-de-Travers à
la toute fin du XVIIIe siècle. Elle est importée en France au tout début du
XIXe siècle et, de boisson régionale de la région de Pontarlier qu’elle était,
elle conquiert progressivement l’ensemble du territoire. Produite en quantité
de plus en plus importante, son prix diminue rapidement et sa consommation
augmente beaucoup dans la fin du XIXe siècle. Dans cette période elle est
accusée de provoquer des troubles neurologiques voire de conduire à la folie.
Son interdiction de production, de vente et de consommation est obtenue en
1915. Cette interdiction est levée en France, en 1988 après définition des
concentrations admissibles de certains de ses composants. En 2010 l’appellation
commerciale « absinthe » est également à nouveau autorisée.
Le composant incriminé
dans la toxicité neurologique de l’absinthe est l’alpha Thuyone (l’isomère bêta
de la Thuyone est peu actif). Cette molécule est un terpène (les terpènes sont
des hydrocarbures aromatiques présents dans les plantes) présentant une
fonction cétone. Le point d’impact de la Thuyone est un neurotransmetteur (molécule
servant de « messager » au niveau des terminaisons nerveuses):
l’acide gamma-amino-butyrique ou GABA, et plus particulièrement l’un de ses
récepteurs, celui de type A (récepteur GABA-A). Ce récepteur GABA-A est
lui-même modulé par d’autres récepteurs dont l’action favorise ou inhibe
l’action du GABA. La Thuyone agit au niveau de l’un de ces derniers récepteurs
avec un effet inhibiteur dont la traduction neurologique est un effet
épileptogène (provoquant des convulsions), mais également favorisant la mémoire
et stimulant.
La réglementation actuelle impose une concentration maximale
en Thuyone de 35 mg par litre. A cette concentration et sous la réserve d’une
consommation « raisonnable », l’absinthe apéritive n’est pas susceptible de
provoquer d’atteinte neurologique. Des analyses qui ont pu être faites sur de
l’absinthe « d’époque » il résulte que la concentration de Thuyone dans
celle-ci n’était pas plus élevée que celle qu’impose la réglementation actuelle
en France. Les expériences scientifiques réalisées au début du XXe siècle et
dont les résultats servirent à étayer l’interdiction de 1915 avaient en fait
été réalisées, chez la souris uniquement et avec des doses si
extraordinairement élevées, qu’il ne pouvait en être tiré aucune déduction
quant à la toxicité de l’absinthe chez l’homme.
Rappelons enfin qu’aujourd’hui en France le degré alcoolique
maximum d’un apéritif est de 18° pour les apéritifs à base de vin, de 30° pour
les apéritifs à base d’alcools autres que les spiritueux anisés dont le degré
limite est lui fixé à 45° (décret de 1954 modifiant une loi de 1941). Tel
n’était pas le cas du temps de Verlaine.
Qu’en est-il maintenant de « l’hérédité alcoolique » ?
Il est bien admis actuellement qu’il existe une
susceptibilité individuelle au phénomène de la dépendance. Cette susceptibilité
reconnaîtrait des facteurs génétiques, de personnalité, d’environnement et l’âge
du début de la consommation d’alcool jouerait également un rôle (plus il est
précoce, plus le risque de dépendance serait élevé). En ce qui concerne ce
dernier élément, rappelons ce que Verlaine lui-même écrit et que Monsieur
MAISONGRANDE rapporte dans son ouvrage page 90 : « or la première fois que j’ai
bu je pouvais en effet avoir dans les 17 ans… ». Notre expérience personnelle
nous a malheureusement montré qu’aujourd’hui encore, dans certaines régions de
France, l’intoxication éthylique peut démarrer très tôt dans la vie et dans
l’enfance même, ce qui relativise l’âge auquel Verlaine débuta la sienne.
Le concept « d’ivrognerie héréditaire » supposant une
ivrognerie inévitable chez la malheureuse ou le malheureux dont les antécédents
seraient grevés d’une longue lignée de parents adonnés à l’alcool ne reposait
jusqu’ici sur aucune base scientifique. Un travail anglais très récent publié
dans le journal « Nature », le 26 novembre 2013, pourrait modifier notre vision
des choses si les conclusions de cette expérimentation sur la souris se
trouvaient applicables également chez l’homme. En effet, cette équipe obtient
par mutation de gênes codant pour les récepteurs GABA-A une race de souris qui
préfèrent l’alcool à l’eau pour se désaltérer et qui s’avèrent capables de
manœuvres simples pour se procurer cette boisson qu’elles consomment jusqu’à
l’ivresse.
Revenons à Verlaine. Ses ivresses sont terribles, elles font
partie de sa légende noire. On en retrouve la trace chez tous ses biographes.
Tous ses admirateurs se souviennent des scènes où on le décrit armé d’un
couteau poursuivant sa mère et menaçant de la tuer (page 93 du « Verlaine » de
Monsieur MAISONGRANDE, page 240 et 241 du « Verlaine » de Monsieur Henri
TROYAT…). Elles correspondent à une très importante consommation alcoolique
qu’atteste bien cette facture de cinq francs pour la consommation de genièvre
de deux à trois jours qu’un Verlaine de passage à Paliseul, laisse à sa tante,
et qui correspond à la prise de cent verres de cet alcool à un sou le verre
(cinq francs font cent sous) que rapporte Monsieur MAISONGRANDE page 90 de son
ouvrage. Un alcool de genièvre dont le degré alcoolique dépassait
vraisemblablement largement ce que l’on peut trouver en France de nos jours.
Mais Verlaine n’est pas seul. Voilà ce que Paul Mousis, le
mari de Suzanne Valadon, dépose devant le commissaire Louis CARPIN, le 11
janvier 1904 à propos de son beau-fils: « samedi dernier, Maurice Utrillo, dans
un accès de fureur, comme il en a de plus en plus souvent sous l’emprise de
l’alcool, a brisé les carreaux de sa chambre et s’est précipité sur sa mère,
armé d’un couteau. », déposition qui conduit à l’hospitalisation d’office
d’Utrillo, âgé de 20 ans, dans un asile d’aliénés.
Cette agressivité parfois accompagnée de violences, qui peut
conduire à des actes au caractère délictueux et s’associer à des hallucinations
voire à un délire définit l’ivresse pathologique, l’une des premières
complications neurologiques de l’intoxication alcoolique aiguë. Elle n’est
évidemment pas spécifique de Verlaine comme l’exemple ci-dessus le montre, pas
plus qu’elle n’est liée à un type d’alcool particulier mais dépend au moins en
partie du volume ingéré et de sa teneur en alcool, de cet alcool dont le mécanisme
de toxicité fait intervenir également une liaison aux récepteurs GABA...
Alors que reste-t-il des amours sulfureuses de Verlaine et
de la Fée Verte ?
La simple histoire d’une consommation alcoolique excessive
émaillée de manifestations neurologiques aiguës somme toute banales dans un
contexte et à une époque où l’alcoolisation, générale et individuelle, était
sans commune mesure avec celle que nous rencontrons de nos jours ?
Faut-il que nous fassions notre deuil de cette romance noire
ou la Fée pour prix de la stimulation créatrice qu’elle accorde au poète exige
en retour sa soumission à une déchéance progressive dont il porte en lui le
fondement héréditaire ?
Allons, quelques zones d’ombre demeurent.
Ainsi, qu’en est-il de l’action stimulante sur l’esprit et
la mémoire de la Thuyone ? S’exerce-t-elle aux mêmes doses que celle qui
entraîne la toxicité de cette molécule ou bien, au contraire, est-il déjà
présent pour des doses infiniment plus faibles telles que celles que l’on
trouve dans l’absinthe apéritive ?
La Funchone, une autre molécule terpénique, est présente
dans le fenouil (et donc dans l’absinthe apéritive). Sa concentration est
limitée à 5 mg par litre en France mais non limitée en Suisse, a-t-elle un
effet sur les processus cérébraux ? Celui-ci est-il de la même nature que celui
de la Thuyone, pourrait-il en renforcer l’action ?
L’hérédité alcoolique de la souris, secondaire à une
mutation dominante, c’est-à-dire s’exprimant à toutes les générations, est-elle
transposable chez l’homme ?
Dans le maquis complexe des rôles et des effets du système
GABAergique ainsi que des influences sur lui des différents xénobiotiques
(substances étrangères à l’organisme) que nous rencontrons, il reste encore de
nos jours place pour cette affirmation qui sera notre conclusion : il
subsiste un doute sur ce que l’absinthe, et non l’alcool, a pu apporter au
génie de Verlaine.
Les amours de la Fée Verte et du Poète nous demeurent
secrètes.
BIBLIOGRAPHIE.
« Imprimée » :
« VERLAINE » Henri MAISONGRANDE. Collection Les
Géants. Editions Pierre Charron 1972.
« VERLAINE » Henri TROYAT. Le Livre de Poche.
1996.
« UTRILLO VALADON – Montmartre au tournant du
siècle» Le Figaro Hors-série. Février 2009.
« Internet » :
http://www.herbeo.fr/project/resources/apps/artemisia-vulgaris.pdf
Sur la famille des ARTEMISIA et notamment l’absinthe.
La folie de l'absinthe, mythe ou réalité ?
www.univ-fcomte.fr/index.php?id=numero_238_13_1&art=2578 Mars
2011, Valérian Trossat. Service de psychiatrie. CHU de Besançon.
oatao.univ-toulouse.fr/619/1/andro_619.pdf Thèse de Docteur Vétérinaire de Véronique
Lucette Couderc. Toulouse 2001.
http://www.pharmacorama.com/Rubriques/Output/Acides_aminesa8.php sur le GABA et ses récepteurs.
http://www.liberation.fr/libe-3-metro/1995/07/26/l-absinthe-la-voir-a-defaut-de-la-boirea-auvers-sur-oise-un-musee-reunit-les-accessoires-de-la-fee-v_139203 à titre anecdotique, article de Jean-François DUPAQUIER dans Libération, 26 juillet 1995. « L'absinthe, la voir à défaut de la boire. A Auvers-sur-Oise, un musée réunit les accessoires de la «fée verte» interdite. »
Absinthe (spiritueux). Contenu soumis à la licence CC-BY-SA
3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr)
Source : Article Absinthe (spiritueux) de Wikipédia en français (http://fr.wikipedia.org/wiki/Absinthe_(spiritueux)). Excellent article et très complet.
Alcool et santé : bilan et perspectives - Inserm
www.inserm.fr/thematiques/...d.../alcool-et-sante-bilan-et-perspectives sur
la dépendance alcoolique.
Actualité > Alcoolisme : une mutation génétique qui incite ...
Actu santé : ALCOOL: La mutation génétique qui fait boire ...
www.santelog.com/.../alcool-la-mutation-genetique-qui-fait-boire-jusqu-... Sur
la publication du journal « Nature » de décembre 2013 concernant
l’hérédité de l’alcoolisme chez des souris « mutées ».
http://www.cen-neurologie.fr/2eme-cycle/Items%20inscrits%20dans%20les%20modules%20transversaux/Complications%20neurologiques%20de%20l%27alcoolisme/index.phtml sur les complications neurologiques de
l’alcoolisme.
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